Marseille, le 17 juin 1891
Isabelle, ma chère soeur,
Je reçois ton billet avec mes deux lettres retour du Harar. Dans l'une de ces lettres on me dit m'avoir précédemment renvoyé une lettre à Roche. N'avez-vous reçu rien d'autre ?
Je n'ai encore écrit à personne, je ne suis pas encore descendu de mon lit. Le médecin dit que j'en aurai pour un mois, et même ensuite je ne pourrai commencer à marcher que très lentement. J'ai toujours une forte névralgie à la place de la jambe coupée, c'est-à-dire au morceau qui reste. Je ne sais pas comment cela finira. Enfin je suis résigné à tout, je n'ai pas de chance ! Mais que veux-tu dire avec tes histoires d'enterrement ? Ne t'effraie pas tant, prends patience aussi, soigne-toi, prends courage. Hélas je voudrais bien te voir, que peux-tu donc avoir ? Quelle maladie ? Toutes les maladies se guérissent avec du temps et des soins. En tout cas, il faut se résigner et ne pas se désespérer.
J'étais très fâché quand maman m'a quitté, je n'en comprenais pas la cause. Mais à présent il vaut mieux qu'elle soit avec toi pour te faire soigner. Demande-lui excuse et souhaite-lui bon jour de ma part.
Au revoir donc, mais qui sait quand ?
Rimbaud.
Hôpital de la Conception,
Marseille.
Marseille, le 23 juin 1891
Ma chère soeur,
Tu ne m'as pas écrit ; que s'est-il passé ? Ta lettre m'avait fait peur, j'aimerais avoir de tes nouvelles. Pourvu qu'il ne s'agisse pas de nouveaux ennuis, car, hélas, nous sommes trop éprouvés à la fois !
Pour moi, je ne fais que pleurer jour et nuit, je suis un homme mort, je suis estropié pour toute ma vie. Dans la quinzaine, je serai guéri, je pense; mais je ne pourrai marcher qu'avec des béquilles. Quant à une jambe artificielle, le médecin dit qu'il faudra attendre très longtemps, au moins six mois ! Pendant ce temps que ferai-je, où resterai-je ? Si j'allais chez vous, le froid me chasserait dans trois mois, et même en moins de temps; car, d'ici, je ne serai capable de me mouvoir que dans six semaines, le temps de m'exercer à béquiller ! Je ne serais donc chez vous que fin juillet. Et il me faudrait repartir fin septembre.
Je ne sais pas du tout quoi faire. Tous ces soucis me rendent fou : je ne dors jamais une minute.
Enfin, notre vie est une misère, une misère sans fin ! Pour quoi donc existons-nous ? Envoyez-moi de vos nouvelles.
Mes meilleurs souhaits.
Rimbaud.
Hôpital de la Conception,
Marseille.
Marseille, le 24 juin 1891
Ma chère soeur,
Je reçois ta lettre du 21 juin. Je t'ai écrit hier. Je n'ai rien reçu de toi le 10 juin, ni lettre de toi, ni lettre du Harar. Je n'ai reçu que les deux lettres du 14. Je m'étonne fort où sera passée la lettre du 10.
Quelle nouvelle horreur me racontez-vous ? Quelle est encore cette histoire de service militaire ? Depuis que j'ai eu l'âge de vingt-six ans, ne vous ai-je pas envoyé d'Aden un certificat prouvant que j'étais employé dans une maison française, ce qui est une dispense, - et par la suite quand j'interrogeais maman elle me répondait toujours que tout était réglé, que je n'avais rien à craindre. Il y a à peine quatre mois, je vous ai demandé dans une de mes lettres, si l'on n'avait rien à me réclamer à ce sujet, parce que j'avais l'envie de rentrer en France. Et je n'ai pas reçu de réponse. Moi, je croyais tout arrangé par vous. A présent vous me faites entendre que je suis noté insoumis, que l'on me poursuit, etc., etc. Ne vous informez de cela que si vous êtes sûres de ne pas attirer l'attention sur moi. Quant à moi, il n'y a pas de danger, dans ces conditions, que je revienne ! La prison après ce que je viens de souffrir, Il vaudrait mieux la mort !
Oui, depuis longtemps d'ailleurs, il aurait mieux valu la mort ! Que peut faire au monde un homme estropié ? Et à présent encore réduit à s'expatrier définitivement ! Car je ne reviendrai certes plus avec ces histoires, - heureux encore si je puis sortir d'ici par mer ou par terre et gagner l'étranger.
Aujourd'hui j'ai essayé de marcher avec des béquilles, mais je n'ai pu faire que quelques pas. Ma jambe est coupée très haut, et il m'est difficile de garder l'équilibre. Je ne serai tranquille que quand je pourrai mettre une jambe artificielle, mais l'amputation cause des névralgies dans le restant du membre, et il est impossible de mettre une jambe mécanique avant que ces névralgies soient absolument passées, et il y a des amputés auxquels cela dure quatre, six, huit, douze mois ! On me dit que cela ne dure jamais guère moins de deux mois. Si cela ne me dure que deux mois je serai heureux ! Je passerais ce temps-là à l'hôpital et j'aurais le bonheur de sortir avec deux jambes. Quant à sortir avec des béquilles, je ne vois pas à quoi cela peut servir. On ne peut monter ni descendre, c'est une affaire terrible. On s'expose à tomber et à s'estropier encore plus. J'avais pensé pouvoir aller chez vous passer quelques mois en attendant d'avoir la force de supporter la jambe artificielle, mais à présent je vois que c'est impossible.
Eh bien je me résignerai à mon sort. Je mourrai où me jettera le destin. J'espère pouvoir retourner là où j'étais, j'y ai des amis de dix ans, qui auront pitié de moi, je trouverai chez eux du travail, je vivrai comme je pourrai. Je vivrai toujours là-bas, tandis qu'en France, hors de vous, je n'ai ni amis, ni connaissances, ni personne. Et si je ne puis vous voir, je retournerai là-bas. En tout cas, il faut que j'y retourne.
Si vous vous informez à mon sujet, ne faites jamais savoir où je suis. Je crains même qu'on ne prenne mon adresse à la poste. N'allez pas me trahir.
Tous mes souhaits.
Rimbaud.
Marseille, le 29 juin 1891
Ma chère soeur,
Je reçois ta lettre du 26 juin. J'ai déjà reçu avant-hier la lettre du Harar seule. Quant à la lettre du 10 juin, point de nouvelles : cela a disparu, soit à Attigny, soit ici à l'administration, mais je suppose plutôt à Attigny. L'enveloppe que tu m'envoies me fait bien comprendre de qui c'était. Ca devait être signé Dimitri Righas. C'est un Grec résidant au Harar et que j'avais chargé de quelques affaires. J'attends des nouvelles de votre enquête au sujet du service militaire : mais, quoi qu'il en soit, je crains les pièges, et je n'ai nullement envie de rentrer chez vous à présent, malgré les assurances qu'on pourrait vous donner.
D'ailleurs, je suis tout à fait immobile et je ne sais pas faire un pas. Ma jambe est guérie, c'est-à-dire qu'elle est cicatrisée, ce qui d'ailleurs s'est fait assez vite, et me donne à penser que cette amputation pouvait être évitée. Pour les médecins je suis guéri, et, si je veux, on me signe demain ma feuille de sortie de l'hôpital. Mais quoi faire ? Impossible de faire un pas ! Je suis tout le jour à l'air, sur une chaise, mais je ne puis me mouvoir. Je m'exerce sur des béquilles ; mais elles sont mauvaises, d'ailleurs je suis long, ma jambe est coupée haut, l'équilibre est très difficile à garder. Je fais quelques pas et je m'arrête, crainte de tomber et de m'estropier de nouveau !
Je vais me faire faire une jambe de bois pour commencer, on y fourre le moignon (le reste de la jambe) rembourré avec du coton, et on s'avance avec une canne. Avec qque temps d'exercice de la jambe de bois, on peut, si le moignon s'est bien renforcé, commander une jambe articulée qui serre bien et avec laquelle on peut marcher à peu près. Quand arrivera ce moment ? D'ici là peut-être m'arrivera-t-il un nouveau malheur. Mais, cette fois-là, je saurais vite me débarrasser de cette misérable existence.
Il n'est pas bon que vs m'écriviez souvent et que mon nom soit remarqué aux postes de Roche et d'Attigny. C'est de là que vient le danger. Ici personne ne s'occuperait de moi. Ecrivez-moi le moins possible, - quand cela sera indispensable. Ne mettez pas Arthur, écrivez Rimbaud tout seul. Et dites-moi au plus tôt et au plus net ce que me veut l'autorité militaire, et, en cas de pour suite, quelle est la pénalité encourue. - Mais alors j'aurais vite fait ici de prendre le bateau.
Je vs souhaite bonne santé et prospérité.
RBD.
Marseille, le 2 juillet 1891
Ma chère soeur,
J'ai bien reçu tes lettres du 24 et du 26 juin et je reçois celle du 30. Il ne s'est jamais perdu que la lettre du 10 juin, et j'ai tout lieu de croire qu'elle a été détournée au bureau de poste d'Attigny. Ici on n'a pas l'air du tout de s'occuper de mes affaires. C'est une bonne idée de mettre vos lettres à la poste ailleurs qu'à Roche, et de façon à ce qu'elles ne passent pas par le bureau de poste d'Attigny. De cette façon vs pouvez m'écrire tant que vs voudrez. Quant à cette question du service, il faut absolument savoir à quoi s'en tenir, faites donc le nécessaire et donnez-moi une réponse décisive. Pour moi, je crains fort un piège et j'hésiterais fort à rentrer dans n'importe quel cas. Je crois que vs n'aurez jamais de réponse certaine, et alors il me sera toujours impossible d'aller chez vous, où je pourrais être pris au piège.
Je suis cicatrisé depuis longtemps, quoique les névralgies dans le moignon soient toujours aussi fortes, et je suis toujours levé, mais voilà que mon autre jambe se trouve très faible. Est-ce à cause du long séjour au lit, ou du manque d'équilibre, mais je ne puis béquiller plus de quelques minutes sans avoir l'autre jambe congestionnée. Aurais-je une maladie des os et devrais-je perdre l'autre jambe ? J'ai très peur, je crains de me fatiguer et j'abandonne les béquilles. J'ai commandé une jambe de bois, ça ne pèse que deux kilos, ça sera prêt dans huit jours. J'essaierai de marcher tout doucement avec cela, il me faudra au moins un mois pour m'y habituer peu à peu, et peut-être que le médecin, vu les névralgies, ne me permettra pas encore de marcher avec cela. Quant à une jambe élastique, c'est beaucoup trop lourd pour moi à présent, - le moignon ne pourrait jamais la supporter; ce n'est que pour plus tard. Et d'ailleurs une jambe en bois fait le même profit: ça coûte une cinquantaine de francs. Avec tout cela, fin juillet je serai encore à l'hôpital. Je paie six francs de pension par jour à présent et je m'ennuie pour soixante francs à l'heure.
Je ne dors jamais plus de deux heures par nuit. C'est cette insomnie qui me fait craindre que je n'aie encore qque maladie à subir. Je pense avec terreur à mon autre jambe: c'est mon unique soutien au monde, à présent ! Quand cet abcès dans le genou m'a commencé au Harar, cela a débuté ainsi par quelque quinze jours d'insomnie. Enfin, c'est peut-être mon destin de devenir cul-de-jatte ! A ce moment, je suppose que l'administration militaire me laisserait tranquille ! - Espérons mieux.
Je vous souhaite bonne santé, bon temps et tout à vos souhaits. Au revoir.
Rimbaud.
Marseille, le 10 juillet 1891
Ma chère soeur,
J'ai bien reçu tes lettres des 4 et 8 juillet. Je suis heureux que ma situation soit enfin déclarée nette. Quant au livret, je l'ai en effet perdu dans mes voyages. Quand je pourrai circuler je verrai si je dois prendre mon congé ici ou ailleurs. Mais si c'est à Marseille, je crois qu'il me faudrait en mains la réponse autographe de l'intendance. Il vaut donc mieux que j'aie en mains cette déclaration, envoyez-la-moi. Avec cela personne ne m'approchera. Je garde aussi le certificat de l'hôpital et avec ces deux pièces je pourrai obtenir mon congé ici.
Je suis toujours levé, mais je ne vais pas bien. Jusqu'ici je n'ai encore appris à marcher qu'avec des béquilles, et encore il m'est impossible de monter ou descendre une seule marche. Dans ce cas on est obligé de me descendre ou monter à bras le corps. Je me suis fait faire une jambe de bois très légère, vernie et rembourrée, fort bien faite (prix 50 francs). Je l'ai mise il y a quelques jours et ai essayé de me traîner en me soulevant encore sur des béquilles, mais je me suis enflammé le moignon et ai laissé l'instrument maudit de côté. Je ne pourrai guère m'en servir avant quinze ou vingt jours, et encore avec des béquilles pendant au moins un mois, et pas plus d'une heure ou deux par jour. Le seul avantage est d'avoir trois points d'appui au lieu de deux.
Je recommence donc à béquiller. Quel ennui, quelle fatigue, quelle tristesse en pensant à tous mes anciens voyages, et comme j'étais actif il y a seulement cinq mois ! Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les promenades, les déserts, les rivières et les mers ? Et à présent l'existence de cul-de-jatte ! Car je commence à comprendre que les béquilles, jambes de bois et jambes mécaniques sont un tas de blagues et qu'on n'arrive avec tout cela qu'à se traîner misérablement sans pouvoir jamais rien faire. Et moi qui justement avais décidé de rentrer en France cet été pour me marier ! Adieu mariage, adieu famille, adieu avenir ! Ma vie est passée, je ne suis qu'un tronçon immobile.
Je suis loin encore de pouvoir circuler même dans la jambe de bois, qui est cependant ce qu'il y a de plus léger. Je compte au moins encore quatre mois pour pouvoir faire seulement qques marches dans la jambe de bois avec le seul soutien d'un bâton. Ce qui est très difficile, c'est de monter ou de descendre. Dans six mois seulement je pourrai essayer une jambe mécanique et avec beaucoup de peine sans utilité. La grande difficulté est d'être amputé haut. D'abord les névralgies ultérieures à l'amputation sont d'autant plus violentes et persistantes qu'un membre a été amputé haut. Ainsi, les désarticulés du genou supportent beaucoup plus vite un appareil. Mais peu importe à présent tout cela; peu importe la vie même !
Il ne fait guère plus frais ici qu'en Egypte. nous avons à midi de 30 à 35, et la nuit de 25 à 30. - La température du Harar est donc plus agréable, surtout la nuit, qui ne dépasse pas 10 à 15.
Je ne puis vous dire ce que je ferai, je suis encore trop bas pour le savoir moi-même. Ca ne va pas bien, je le répète. Je crains fort quelque accident. J'ai mon bout de jambe beaucoup plus épais que l'autre, et plein de névralgies. Le médecin naturellement ne me voit plus; parce que, pour le médecin, il suffit que la plaie soit cicatrisée pour qu'il vous lâche. Il vous dit que vous êtes guéri. Il ne se préoccupe de vous que lorsqu'il vous sort des abcès, etc., etc., ou qu'il se produit d'autres complications nécessitant qques coups de couteau. Ils ne considèrent les malades que comme des sujets d'expériences. On le sait bien. Surtout dans les hôpitaux, car le médecin n'y est pas payé. Il ne recherche ce poste que pour s'attirer une réputation et une clientèle.
Je voudrais bien rentrer chez vous, parce qu'il y fait frais, mais je pense qu'il n'y a guère là de terrains propres à mes exercices acrobatiques. Ensuite j'ai peur que de frais il n'y fasse froid. Mais la première raison est que je ne puis me mouvoir ; je ne le puis, je ne le pourrai avant longtemps, - et, pour dire la vérité, je ne me crois même pas guéri intérieurement et je m'attends à qque explosion... Il faudrait me porter en wagon, me descendre, etc., etc., c'est trop d'ennuis, de frais et de fatigue. J'ai ma chambre payée jusqu'à fin juillet ; je réfléchirai et verrai ce que je puis faire dans l'intervalle.
Jusque-là j'aime mieux croire que cela ira mieux comme vous voulez bien me le faire croire ; - si stupide que soit son existence, l'homme s'y rattache toujours.
Envoyez-moi la lettre de l'intendance. Il y a justement à table avec moi un inspecteur de police malade qui m'embêtait toujours avec ces histoires de service et s'apprêtait à me jouer quelque tour.
Excusez-moi du dérangement, je vous remercie, je vous souhaite bonne chance et bonne santé.
Ecrivez-moi.
Bien à vous.
Rimbaud.
Marseille, le 15 juillet 1891
Ma chère lsabelle,
Je reçois ta lettre du 13 et trouve occasion d'y répondre de suite. Je vais voir quelles démarches je puis faire avec cette note de l'intendance et le certificat de l'hôpital. Certes, il me plairait d'avoir cette question réglée, mais, hélas ! je ne trouve pas moyen de le faire, moi qui suis à peine capable de mettre mon soulier à mon unique jambe. Enfin, je me débrouillerai comme je pourrai. Au moins, avec ces deux documents, je ne risque plus d'aller en prison car l'admon militaire est capable d'emprisonner un estropié, ne fût-ce que dans un hôpital. Quant à la déclaration de rentrée en France, à qui et où la faire ? Il n'y a personne autour de moi pour me renseigner ; et le jour est loin où je pourrai aller dans des bureaux, avec mes jambes de bois, pour aller m'informer.
Je passe la nuit et le jour à réfléchir à des moyens de circulation c'est un vrai supplice ! Je voudrais faire ceci et cela, aller ici et là, voir, vivre, partir : impossible, impossible au moins pour longtemps, sinon pour toujours ! Je ne vois à côté de moi que ces maudites béquilles : sans ces bâtons, je ne puis faire un pas, je ne puis exister. Sans la plus atroce gymnastique, je ne puis même m'habiller. Je suis arrivé à courir presque avec mes béquilles, mais je ne puis monter ou descendre des escaliers, et, si le terrain est accidenté, le ressaut d'une épaule à l'autre fatigue beaucoup. J'ai une douleur névralgique très forte dans le bras et l'épaule droite, et avec cela la béquille qui scie l'aisselle, - une névralgie encore dans la jambe gauche, et avec tout cela il faut faire l'acrobate tout le jour pour avoir l'air d'exister. Voici ce que j'ai considéré, en dernier lieu, comme cause de ma maladie. Le climat du Harar est froid de novembre à mars. Moi, par habitude, je ne me vêtais presque pas : un simple pantalon de toile et une chemise de coton. Avec cela des courses à pied de 15 à 40 kilomètres par jour, des cavalcades insensées à travers les abruptes montagnes du pays. Je crois qu'il a dû se développer dans le genou une douleur arthritique causée par la fatigue, et les chaud et froid. En effet, cela a débuté par un coup de marteau (pour ainsi dire) sous la rotule, léger coup qui me frappait à chaque minute grande sécheresse de l'articulation et rétraction du nerf de la cuisse. Vint ensuite le gonflement des veines tout autour du genou qui faisait croire à des varices. Je marchais et travaillais toujours beaucoup, plus que jamais, croyant à un simple coup d'air. Puis la douleur dans l'intérieur du genou a augmenté. C'était, à chaque pas, comme un clou enfoncé de côté. - Je marchais toujours, quoique avec plus de peine ; je montais surtout à cheval et descendais chaque fois presque estropié. - Puis le dessus du genou a gonflé, la rotule s'est empâtée, le jarret aussi s'est trouvé pris, la circulation devenait pénible, et la douleur secouait les nerfs jusqu'à la cheville et jusqu'aux reins. - Je ne marchais plus qu'en boitant fortement et me trouvais toujours plus mal, mais j'avais toujours beaucoup à travailler, forcément. - J'ai commencé alors à tenir ma jambe bandée du haut en bas, à frictionner, baigner, etc., sans résultat. Cependant, l'appétit se perdait. Une insomnie opiniâtre commençait. Je faiblissais et maigrissais beaucoup. - Vers le 15 mars, je me décidai à me coucher, au moins à garder la position horizontale. Je disposai un lit entre ma caisse, mes écritures et une fenêtre d'où je pouvais surveiller mes balances au fond de la cour, et je payai du monde de plus pour faire marcher le travail, restant moi-même étendu, au moins de la jambe malade. Mais, jour par jour, le gonflement du genou le faisait ressembler à une boule, j'observai que la face interne de la tête du tibia était beaucoup plus grosse qu'à l'autre jambe : la rotule devenait immobile, noyée dans l'excrétion qui produisait le gonflement du genou, et que je vis avec terreur devenir en quelques jours dure comme de l'os à ce moment, toute la jambe devint raide, complètement raide, en huit jours, je ne pouvais plus aller aux lieux qu'en me traînant. Cependant la jambe et le haut de la cuisse maigrissaient toujours, le genou et le jarret gonflant, se pétrifiant, ou plutôt s'ossifiant, et l'affaiblissement physique et moral empirant.
Fin mars, je résolus de partir. En quelques jours, je liquidai tout à perte. Et, comme la raideur et la douleur m'interdisaient l'usage du mulet ou même du chameau, je me fis faire une civière couverte d'un rideau, que seize hommes transportèrent à Zeïlah en une quinzaine de jours. Le second jour du voyage, m'étant avancé loin de la caravane, je fus surpris dans un endroit désert par une pluie sous laquelle je restai étendu seize heures sous l'eau, sans abri et sans possibilité de me mouvoir.
Cela me fit beaucoup de mal. En route, je ne pus jamais me lever de ma civière, on étendait la tente au-dessus de moi à l'endroit même où on me déposait et, creusant un trou de mes mains près du bord de la civière, j'arrivais difficilement à me mettre un peu de côté pour aller à la selle sur ce trou que je comblais de terre. Le matin, on enlevait la tente au-dessus de moi, et on m'enlevait. J'arrivai à Zeïlah, éreinté, paralysé. Je ne m'y reposai que quatre heures, un vapeur partait pour Aden. Jeté sur le pont sur mon matelas (il a fallu me hisser à bord dans ma civière !) il me fallut souffrir trois jours de mer sans manger. A Aden, nouvelle descente en civière. Je passai ensuite quelques jours chez M. Tian pour régler nos affaires et partis à l'hôpital où le médecin anglais, après quinze jours, me conseilla de filer en Europe.]
Ma conviction est que cette douleur dans l'articulation, si elle avait été soignée dès les premiers jours, se serait calmée facilement et n'aurait pas eu de suites. Mais j'étais dans l'ignorance de cela. C'est moi qui ai tout gâté par mon entêtement à marcher et travailler excessivement. Pourquoi au collège n'apprend-on pas de la médecine au moins le peu qu'il faudrait à chacun pour ne pas faire de pareilles bêtises ?
Si quelqu'un dans ce cas me consultait, je lui dirais : Vous en êtes arrivé à ce point : mais ne vous laissez jamais amputer. Faites vous charcuter, déchirer, mettre en pièces, mais ne souffrez pas qu'on vs ampute. Si la mort vient, ce sera toujours mieux que la vie avec des membres de moins. Et cela beaucoup l'ont fait, et si c'était à recommencer, je le ferais. Plutôt souffrir un an comme un damné, que d'être amputé.
Voici le beau résultat : je suis assis et de temps en temps je me lève et sautille une centaine de pas sur mes béquilles, et je me rassois. Mes mains ne peuvent rien tenir. Je ne puis en marchant détourner la tête de mon seul pied et du bout des béquilles. la tête et les épaules s'inclinent en avant et vous bombez comme un bossu. Vous tremblez à voir les objets et les gens se mouvoir autour de vous, crainte qu'on ne vous renverse, pour vs casser la seconde patte. On ricane à vs voir sautiller. Rassis, vs avec les mains énervées et l'aisselle sciée, et la figure d'un idiot. Le désespoir vs reprend et vs restez assis comme un impotent complet, pleurnichant et attendant la nuit qui rapportera l'insomnie perpétuelle et la matinée encore plus triste que la veille, etc., etc. La suite au prochain numéro.
Avec tous mes souhaits.
RBD
- Rimbaud est obsédé depuis plusieurs années par l'idée qu'il n'a pas accompli son service militaire français et s'inquiète des ennuis qu'il pourrait avoir avec les autorités militaires. Sa soeur et sa mère vont s'occuper de faire régulariser sa situation.
Marseille, le 20 juillet 189.
Ma chère soeur,
Je vs écris ceci sous l'influence d'une violente douleur dans l'épaule droite, cela m'empêche presque d'écrire, comme vous voyez.
Tout cela provient d'une constitution devenue arthritique par suite de mauvais soins. Mais j'en ai assez de l'hôpital, où je suis exposé aussi à attraper tous les jours la variole, le typhus, et autres pestes qui y habitent. Je pars, le médecin m'ayant dit que je puis partir et qu'il est préférable que je ne reste point à l'hôpital.
Dans deux ou trois jours je sortirai donc et verrai à me traîner jusque chez vous comme je pourrai; car, dans ma jambe de bois, je ne puis marcher, et même avec les béquilles je ne puis pour le moment faire que quelques pas, pour ne point faire empirer l'état de mon épaule. Comme vous l'avez dit, je descendrai à la gare de Voncq. Pour l'habitation, je préférerais habiter en haut; donc inutile de m'écrire ici, je serai très prochainement en route.
Au revoir.
Rimbaud.
Sources :
- Rimbaud Oeuvres Complètes, classiques Modernes, La Pochothèque, Le Livre de Poche, 1999.
- Les lettres manuscrites de Rimbaud d'Europe, d'Afrique et d'Arabie, édition établie et commentée par
Claude Jeancolas, Textuel, 1997.