Aden le 30 avril 1891
Ma chère maman
J'ai bien reçu vos deux bas et votre lettre, et je les ai reçus dans de tristes circonstances. Voyant toujours augmenter l'enflure de mon genou droit et la douleur dans l'articulation, sans trouver aucun remède ni aucun avis puisqu'au Harar nous sommes au milieu des nègres et qu'il n'y a point là d'Européens, je me décidai à descendre. Il fallait abandonner les affaires, ce qui n'était pas très facile, car j'avais de l'argent dispersé de tous les côtés, mais enfin je réussis à liquider à peu près totalement. Depuis déjà une vingtaine de jours, j'étais couché au Harar, et dans l'impossibilité de faire un seul mouvement, souffrant des douleurs atroces, et ne dormant jamais. Je louai seize nègres porteurs, à raison de 15 thalaris l'un, du Harar à Zeïlah, je fis fabriquer une civière recouverte d'une toile, et c'est là dessus que je viens de faire, en 12 jours, les 300 kilomètres de désert qui séparent les monts du Harar du port de Zeïlah. Inutile de vous dire quelles horribles souffrances j'ai subies en route, je n'ai jamais pu faire un pas hors de ma civière, mon genou gonflait à vue d'oeil et la douleur augmentait continuellement.
Arrivé ici je suis entré à l'hôpital Européen, il y a une seule chambre pour les malades payants, je l'occupe. Le docteur anglais dès que je lui ai montré mon genou a crié que c'est une synovite, arrivée à un point très dangereux par suite du manque de soins et des fatigues Il parlait tout de suite de couper la jambe. Ensuite, il a décidé d'attendre q.ques jours pour voir si le gonflement diminuerait un peu après les soins médicaux. Il y a Six jours de cela, mais aucune amélioration, sinon que, comme je suis au repos, la douleur a beaucoup diminué. Vous savez que la Synovite est une maladie des liquides de l'articulation du genou, cela peut provenir d'hérédité, ou d'accidents, ou de bien des causes. Pour moi cela a été certainement causé par les fatigues des marches à pied et à cheval au Harar. Enfin à l'état où je suis arrivé, il ne faut pas espérer que je guérisse avant au moins trois mois, sous les circonstances les plus favorables. Et je suis étendu, la jambe bandée, liée, reliée, enchaînée, de façon à ne pouvoir la mouvoir. Je suis devenu un squelette, je fais peur. Mon dos est tout écorché du lit, je ne dors pas une minute. Et ici la chaleur est devenue très forte. La nourriture de l'hôpital, que je paie pourtant assez cher, est très mauvaise. Je ne sais quoi faire. D'un autre côté je n'ai pas encore terminé mes comptes avec mon associé Mr Tian. Cela ne finira pas avant la huitaine. Je sortirai de cette affaire avec 35 mille francs environ. J'aurais eu plus, mais, à cause de mon malheureux départ, je perds q.ques milliers de francs. J'ai envie de me faire porter à un vapeur, et de venir me traiter en France, le voyage me ferait encore passer le temps. Et en France les soins médicaux et les remèdes sont bon marché, et l'air est bon. Il est donc fort probable que je vais venir. Les vapeurs pour la France à présent sont malheureusement toujours combles, parce que tout le monde rentre des colonies à ce temps de l'année. Et je suis un pauvre infirme qu'il faut transporter très doucement, enfin, je vais prendre mon parti dans la huitaine.
Ne vous effrayez pas de tout cela, cependant. De meilleurs jours viendront. Mais c'est une triste récompense de tant de travail, de privations et de peines! Hélas que notre vie est misérable.
Je vous salue du coeur
Rimbaud
PS. Quant aux bas ils sont inutiles, je les revendrai quelque part.
Marseille, 22 mai 1891, 2h50 du soir
Aujourd'hui, toi ou Isabelle, venez Marseille par train express. Lundi matin, on ampute ma jambe. Danger mort. Affaires sérieuses régler. Arthur. Hôpital Conception. Répondez.
Rimbaud.
Marseille
Ma chère maman, ma chère soeur,
Après des souffrances terribles, ne pouvant me faire soigner à Aden, j'ai pris le bateau des Messageries pour rentrer en France. Je suis arrivé hier, après treize jours de douleurs. Me trouvant par trop faible à l'arrivée ici, et saisi par le froid, j'ai dû entrer ici à l'hôpital de la Conception, où je paie dix fcs par jour, docteur compris.
Je suis très mal, très mal, je suis réduit à l'état de squelette par cette maladie de ma jambe gauche qui est devenue à présent énorme et ressemble à une énorme citrouille. C'est une synovite, une hydarthrose, etc., une maladie de l'articulation et des os.
Cela doit durer très longtemps, si des complications n'obligent pas à couper la jambe. En tout cas, j'en resterai estropié. Mais je doute que j'attende. La vie m'est devenue impossible. Que je suis donc malheureux ! Que je suis donc devenu malheureux !
J'ai à toucher ici une traite de fcs 36 800 sur le Comptoir national d'Escompte de Paris. Mais je n'ai personne pour s'occuper de placer cet argent. Pour moi, je ne puis faire un seul pas hors du lit. Je n'ai pas encore pu toucher l'argent. Que faire. Quelle triste vie! Ne pouvez-vous m'aider en rien ?
Rimbaud.
Hôpital de la Conception.
Marseille.
Sources :
- Rimbaud Oeuvres Complètes, classiques Modernes, La Pochothèque, Le Livre de Poche, 1999.
- Les lettres manuscrites de Rimbaud d'Europe, d'Afrique et d'Arabie, édition établie et commentée par Claude Jeancolas, Textuel, 1997.