Charleville, 25 août 70.
Monsieur,
Vous êtes heureux, vous, de ne plus habiter Charleville ! - Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n'ai plus d'illusions. Parce qu'elle est à côté de Mézières, - une ville qu'on ne trouve pas, - parce qu'elle voit pérégriner dans ses rues deux ou trois cents de pioupious, cette benoîte population gesticule, prud-hommesquement spadassine, bien autrement que les assiégés de Metz et de Strasbourg ! C'est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l'uniforme ! C'est épatant comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers, et tous les ventres, qui, chassepot au coeur, font du patrouillotisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève !... Moi, j'aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes ! c'est mon principe.
Je suis dépaysé, malade, furieux, bête, renversé ; j'espérais des bains de soleil, des promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des bohémienneries enfin ; j'espérais surtout des journaux, des livres... - Rien ! Rien ! Le courrier n'envoie plus rien aux libraires ; Paris se moque de nous joliment : pas un seul livre nouveau ! c'est la mort ! Me voilà réduit, en fait de journaux, à l'honorable Courrier des Ardennes, propriétaire, gérant, directeur, rédacteur en chef et rédacteur unique : A. Pouillard ! Ce journal résume les aspirations, les voeux et les opinions de la population, ainsi, jugez ! c'est du propre !... - On est exilé dans sa patrie !!!!
Heureusement, j'ai votre chambre : - Vous vous rappelez la permission que vous m'avez donnée. - J'ai emporté la moitié de vos livres ! J'ai pris le diable à Paris. Dites-moi un peu s'il y a jamais eu quelque chose de plus idiot que les dessins de Grandville ? - J'ai Costal l'indien, j'ai la Robe de Nessus, deux romans intéressants. Puis, que vous dire ?... J'ai lu tous vos livres, tous ; il y a trois jours, je suis descendu aux Epreuves, puis aux Glaneuses, - oui ! j'ai relu ce volume ! - puis ce fut tout !... Plus rien ; votre bibliothèque, ma dernière planche de salut, était épuisée !... Le Don Quichotte m'apparut ; hier, j'ai passé, deux heures durant, la revue des bois de Doré : maintenant, je n'ai plus rien ! - Je vous envoie des vers ; lisez cela un matin, au soleil, comme je les ai faits : vous n'êtes plus professeur, maintenant, j'espère !...
Vous aviez I'air de vouloir connaître Louisa Siefert, quand je vous ai prêté ses derniers vers ; je viens de me procurer des parties de son premier volume de poésies, les Rayons perdus, 4e édition, j'ai là une pièce très émue et fort belle ; Marguerite
....................................... Moi j'étais à l'écart, tenant sur mes genoux ....................................... Marguerite est trop jeune. Oh ! si c'était ma fille, ....................................... Jamais on ne dira de moi : c'est une mère ! ....................................... - Ma vie à dix-huit ans compte tout un passé. |
- C'est aussi beau que les plaintes d'Antigone dans Sophocle.
- J'ai les Fêtes galantes de Paul Verlaine, un joli in12 écu.
C'est fort bizarre, très drôle ; mais vraiment, c'est adorable. Parfois de fortes licences ; ainsi :
Et la tigresse épou/vantable d'Hyrcanie est un vers de ce volume - Achetez, je vous le conseille, La Bonne Chanson, un
petit volume de vers du même poète : ça vient de paraître chez Lemerre ; je ne l'ai pas lu ; rien n'arrive ici ;
mais plusieurs journaux en disent beaucoup de bien.
- Au revoir, envoyez-moi une lettre de 25 pages, - poste restante, - et bien vite !
A. Rimbaud
P.-S. - A bientôt, des révélations sur la vie que je vais mener après... les vacances...
Paris, le 5 septembre 1870.
Cher Monsieur,
Ce que vous me conseilliez de ne pas faire, je l'ai fait : je suis allé à Paris, quittant la maison maternelle ! J'ai fait ce tour le 29 août. Arrêté en descendant de wagon pour n'avoir pas un sou et devoir treize francs de chemin de fer, je fus conduit à la préfecture, et, aujourd'hui, j'attends mon jugement à Mazas ! oh ! - J'espère en vous comme en ma mère ; vous m'avez toujours été comme un frère : je vous demande instamment cette aide que vous m'offrîtes. J'ai écrit à ma mère, au procureur impérial, au commissaire de police de Charleville ; si vous ne recevez de moi aucune nouvelle mercredi, avant le train qui conduit de Douai à Paris, prenez ce train, venez ici me réclamer par lettre, ou en vous présentant au procureur, en priant, en répondant de moi, en payant ma dette ! Faites tout ce que vous pourrez, et, quand vous recevrez cette lettre, écrivez, vous aussi, je vous l'ordonne, oui, écrivez à ma pauvre mère (Quai de la Madeleine, 5, Charlev) pour la consoler. Ecrivez-moi aussi ; faites tout ! Je vous aime comme un frère, je vous aimerai comme un père.
Je vous serre la main. Votre pauvre
Arthur Rimbaud
A Mazas
et si vous parvenez à me libérer, vous m'emmènerez à Douai avec
Charleville, le 2 novembre 1870.
Monsieur,
- A vous seul ceci. -
Je suis rentré à Charleville un jour après vous avoir quitté. Ma mère m'a reçu, et je - suis là... tout à fait oisif. Ma mère ne me mettrait en pension qu'en Janvier 71.
Eh bien ! j'ai tenu ma promesse.
Je meurs, je me décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille. Que voulez-vous, je m'entête affreusement à adorer la liberté libre, et... un tas de choses que "ça fait pitié", n'est-ce pas ? - Je devais repartir aujourd'hui même ; je le pouvais : j'étais vêtu de neuf, j'aurais vendu ma montre, et vive la liberté ! - Donc je suis resté ! je suis resté ! - et je voudrai repartir encore bien des fois. - Allons, chapeau, capote, les deux poings dans les poches, et sortons ! - Mais je resterai, je resterai Je n'ai pas promis cela. Mais je le ferai pour mériter votre affection: vous me l'avez dit. Je la mériterai.
La reconnaissance que je vous ai, je ne saurais pas vous l'exprimer aujourd'hui plus que l'autre jour. Je vous la prouverai. Il s'agirait de faire quelque chose pour vous, que je mourrais pour le faire, - je vous en donne ma parole. - J'ai encore un tas de choses à dire...
Guerre : - Pas de siège de Mézières. Pour quand ? On n'en parle pas. - J'ai fait votre commission à M. Deverrière, et, s'il faut faire plus, je ferai. - Par ci par là, des franc-tirades. - Abominable prurigo d'idiotisme, tel est l'esprit de la population. On en entend de belles, allez. C'est dissolvant.
- Ce "sans-coeur" de -
A. Rimbaud.
Charleville, 12 juillet 1871.
[Cher M]onsieur,
[Vous prenez des bains de mer], vous avez été [en bateau... Les boyards, c'est loin, vous n'en] voulez plus [je vous jalouse, moi qui étouffe ici!].
Puis, je m'embête ineffablement et je ne puis vraiment rien porter sur le papier.
Je veux pourtant vous demander quelque chose : une dette énorme, - chez un libraire, - est venue fondre sur moi, qui n'ai pas le moindre rond de colonne en poche. Il faut revendre des livres. Or vous devez vous rappeler qu'en septembre 1870, étant venu, - pour moi, - tenter d'avachir un cour de mère endurci, vous emportâtes, sur mon con[seil, plusieurs volumes, cinq ou six, qu'en août, à votre intention, j'avais apportés chez vous.]
Eh bien ! tenez-vous à F[lorise, de Banville], aux Exilés, du même ? Moi qui ai besoin de [rétrocéder dies bouquins à mon libraire, je serais bien content d[e ravoir] ces deux volumes : j'ai d'autres Banville chez moi ; joints aux vôtres, ils composeraient une collection, et les collections s'acceptent bien mieux que des volumes isolés.
N'avez-vous pas Les Couleuvres ? Je placerais cela comme du neuf ! - Tenez-vous aux Nuits persanes ? un titre qui peut affrioler, même parmi des bouquins d'occasion. Tenez-vous, à [ce] volume de Pontmartin ? Il existe des littérateurs [par ici qu]i rachèteraient cette prose. - Tenez-vous a[ux Glan]euses ? Les collégiens d'Ardennes ; pou[rraient débo]urser [trois francs] pour bricol[er dans ces azurs-là]. J[e saurais démontr]er à mon crocodile que l'achat d'une [telle collection donnerait de portenteux bénéfices]. Je ferais rutiler les titres ina[perçus. Je réponds] de me découvrir une audace avachissante dans ce brocantage.
Si vous saviez quelle position ma mère peut et veut me faire avec ma dette de 35 fr. 25 c., vous n'hésiteriez pas à m'abandonner ces bouquins ! Vous m'enverriez ce ballot chez M. Deverrière, 95, sous les Allées, lequel est prévenu de la chose et l'attend ! Je vous rembouserais le prix du transport, et je vous serais superbondé de gratitude !
Si vous avez des imprimés inconvenants dans une [bibliothèque de professeur et que vous vous en] apercevi[ez, ne vous gênez pas]. Mais, vite, je vous en prie, on me presse !
C[ordialement] et bien merci d'avance.
A. Rimbaud.
P.S. - J'ai vu, en une lettre de vous à M. Deverrière, que vous étiez inquiet au sujet de vos caisses de livres. Il vous les fera parvenir dès qu'il aura reçu vos instructions.
[Je] vous serre la main.
A.R.
- Le document a été détérioré par un flacon de colle et c'est Izambard lui-même qui a rétabli de mémoire les parties du texte placés entre crochets.- Les lettres de Rimbaud sont extraites du cahier n° 4 : "RIMBAUD les lettres manuscrites, commentaires, transcriptions et cheminements des manuscrits" par Claude Jeancolas et de "Rimbaud, Oeuvres complètes" classiques Modernes la Pochothèque.