Contacts : Zoe and co Mario Mercier
Lors de la célébration du centenaire de la mort d'Arthur Rimbaud, Mario Mercier, à la demande des Editions Hélène Legoût et Albin Michel, exécuta une série de tableaux destinés à illustrer certains poèmes de Rimbaud pour un livre qui fut publié en 1991.
Ses peintures ont été exposées au Musée de Metz, au Musée de Châlon sur Marne, au Musée d'Armentières et au Musée de St-Paul-de-Vence.
Lettre au voyant
"Cher Rimbaud,
Pour présenter mes illustrations de tes oeuvres, j'ai choisi de t'écrire car je sais qu'il existe, pour les visionnaires et les poètes, une poste particulière qui affranchit le courrier du temps et de l'espace : c'est un grand bonheur pour la danse des mots à travers l'esprit de pouvoir communiquer ainsi !
Sache que par ta poésie, qui sait si bien mettre au jour les grandes énigmes de l'âme, tu m'as donné goût à la vraie vie, celle que tu dis absente d'ici mais dont je perçois cependant les secrètes effluences.
J'avais dix-sept ans - "On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans , as-tu écrit -, j'ai trouvé chez un bouquiniste tes Illuminations : c'était un petit livre, une vieille édition du Mercure de France ; je l'ai emporté dans mon atelier de peinture comme un trésor exhumé de la mer du temps... En le lisant, la nuit qui suivit, à la lueur des bougies, j'ai senti que je pénétrais dans le secret de l'enfance pérenne, cette enfance que nimbe le fascinant mystère de la nature... Mieux même, c'était de l'âme qui parlait à mon âme, mêlant ses fulgurantes clartés à ses riches obscurités.
Par ta poésie, je vivais la puissance des sources, la magie d'autres soleils irradiants leur clarté des profondeurs de la pensée. La Nature prenait une autre résonance ; je retrouvais là ce que j'avais vécu avec elle dans mes hauts moments d'intensité... Ton alchimie du verbe me permit alors de m'embarquer dans mon âme et depuis, je te dois mes plus beaux "voyages" et je porte à jamais la saveur et l'ambiance de nouveaux espaces.
Ces Illuminations devinrent dès lors mon livre de force, ma Bible que j'emporte partout avec moi et lis et relis à tout moment comme un moine de la poésie !... Je m'enquis par la suite d'Une saison en enfer et la "Lettre du Voyant" m'ouvrit à la puissance multidimensionnelle de la poésie visionnaire et à son pouvoir d'action immédiat sur toutes choses... Mais toujours je regretterai la disparition de la fameuse "Chasse spirituelle" dont on ne connaît que le titre : que de rêves ai-je faits à son sujet !
...Et voici que m'est dévolu le frémissant honneur de mettre ta poésie et ta pensée en images !... Pour cela je me suis retiré sur ma montagne de l'arrière-pays niçois, dans mon cabanon où j'ai agi en "poète", en "poiêtês" "celui qui fait", selon l'étymologie grecque.
Pour essayer d'être le plus fidèle possible à ton message, je me suis pénétré jusqu'au vertige de tes écrits ; j'ai tenté de vivre ce que tu as vécu... Combien d'aubes d'été ai-je "embrassées" pour mieux ressentir tes propres impressions !... Pour moi, tu es le témoin de tes visions et c'est pour cela que je t'ai représenté en messager de tes fulgurances poétiques : je t'ai dessiné dans des habits de gloire pour mieux figurer ton engagement magique dans le Verbe.
Pour que mes illustrations respectent la "vitesse" de tes mots, je me suis servi d'un instrument particulier, un bambou que j'ai affûté selon les besoins de la ligne. Comme il épuise facilement sa charge d'encre, il faut le retremper souvent et cela demande patience et courage ; mais il donne au trait une spontanéité car il faut aller vite, très vite, si on veut mener à bien la ligne... Ainsi est-il bon conducteur de la sensibilité. Mais que de rigueur concentrée pour mener à bien une ligne dont Cocteau disait qu'elle est toujours en danger de mort !
Parlons couleurs maintenant ! Il faut savoir jouer juste avec elles et si on les fait parfois dissoner, c'est pour mieux renforcer leur harmonie : les couleurs sont de la lumière qui vit avec des sensibilité différentes ; elles ont entre elles des sympathies ou des antipathies que l'artiste doit connaître et savoir orchestrer s'il veut en tirer une chance de réussite... Pour que l'encre garde son côté aérien, j'utilise parfois un "diffuseur", tube de métal creux, articulé, dont une extrémité attire l'encre et l'autre la projette sur le papier selon la modulation du souffle.
C'est la nuit.... Sur la table, faite d'un gros morceau d'arbre mal équarri, j'ai disposé les dessins que j'ai tracés dans la journée. Je les scrute d'un œil critique : celui-là ?... Oui, il me semble bon, je le garde. Mais celui-ci est à refaire... Ne pas se décourager, persévérer encore et encore... Je vis là un grand moment de ma vie à illustrer ainsi tes œuvres pour honorer le centenaire de ta mort... Mais as-tu vraiment disparu ?... Je vois parfois se refléter l'éclat de ton souvenir dans l'eau de la source où je vais nettoyer mes pinceaux et laver mes mains.
Je ne cesse de lire et relire tes textes, et plus je les mets en images, plus je me sens devenir moi-même "voleur de feu", ce feu cosmique gardé par les dieux qui laissent à certains audacieux de ta trempe la chance d'en ravir quelques flammes : il illumine l'âme de tes poèmes !... Je veux te lire jusqu'à saisir de l'intérieur le sens magique et la dimension de tes visions !... J'y passerai la nuit, une fois de plus, dans le silence des montagnes et le chant de la source toute proche.
Voici qu'une présence invisible se penche sur mon épaule : est-ce toi, Rimbaud ou mon daimôn créateur qui venez évaluer mon travail de la journée ?... Qu'importe !... L'aube, l'aube d'été qui va se lever me verra peut-être rouler, ivre de fatigue, sous la table, entouré de ses "voiles amassés"...
Ô bonheur !... Bonheur de te lire, bonheur de te peindre, mon poète, à qui je devais cette dette de reconnaissance d'essayer, du meilleur de moi-même, d'illustrer les visions d'enchanteur que tu m'as offertes dès le début de ma carrière d'artiste.
A mon tour d'offrir à ta mémoire ces tableaux qui m'ont donné tant de joie !
Mario Mercier