Aden le 10 septembre 1884
Mes chers amis,
Il y a longtemps que je n'ai reçu de vos nouvelles : j'aime cependant à croire que tout va bien chez vous et je vous souhaite bonnes récoltes et long automne. Je vous crois en bonne santé et en paix comme d'ordinaire.
Voici le 3ème mois de mon nouveau contrat de 6 mois, qui va être passé. Les affaires vont mal, et je crois que fin décembre j'aurai à chercher un autre emploi, que je trouverai d'ailleurs facilement, je l'espère. Je ne vous ai pas envoyé mon argent parce que je ne sais pas où aller, je ne sais pas où je puis me trouver prochainement, et si je ne pourrai pas employer ces fonds dans quelque petit trafic lucratif. Il se pourrait que, dans le cas où je doive quitter à Aden, j'aille à Bombay, où je trouverais à placer ce que j'ai à forts intérêts sur des banques solides, et je pourrais presque vivre de mes rentes : 6000 roupies à 6% me donneraient 360 roupies par an, soit 2 francs par jour, et je pourrais vivre là dessus en attendant des emplois.
Celui qui n'est pas un grand négociant pourvu de fonds ou crédits considérables, celui qui n'a que de petits capitaux, ici risque bien plus de les perdre que de les voir fructifier, car on est entouré de mille dangers, et la vie, si on veut vivre un peu confortablement, vous coûte plus que vous ne gagnez, car les employés en Orient à présent sont aussi mal payés qu'en Europe, leur sort y est même bien plus précaire, à cause des climats funestes et de la vie énervante qu'on mène. - Pour moi je suis à peu près acclimaté à tous ces climats, froids ou chauds, frais ou secs, et je ne risque plus d'attraper les fièvres ou autres maladies d'acclimatation, mais je sens que je me fais très vieux très vite, dans ces métiers idiots et ces compagnies de sauvages ou d'imbéciles.
Enfin, vous le penserez comme moi, je crois, du moment que je gagne ma vie ici, et puisque chaque homme est esclave de cette fatalité misérable, autant ici qu'ailleurs, mieux vaut même ici qu'ailleurs où je suis inconnu ou bien où l'on m'a oublié complètement et où j'aurais à recommencer ! Tant donc que je trouverai mon pain ici, ne dois-je pas y rester, tant que je n'aurai pas de quoi vivre tranquille, et il est plus que probable que je n'aurai jamais de quoi, et que je ne vivrai ni ne mourrai tranquille. Enfin, comme disent les musulmans : C'est écrit ! - C'est la vie, elle n'est pas drôle. L'été finit ici fin septembre, et dès lors nous n'aurons plus que 25 à 30 centigrades dans le jour et de 20 à 25 la nuit, c'est ce qu'on appelle l'hiver ici.
Tout le littoral de cette sale Mer Rouge est ainsi torturé par les chaleurs. Il y a un bateau de guerre français à Obok sur 70 hommes composant tout l'équipage[,] 65 sont malades des fièvres tropicales, et le commandant est mort hier. Encore à Obok, qui est à 4 heures de vapeur d'ici, fait-il plus frais qu'à Aden, mais ici c'est très sain, et c'est seulement énervant par l'excès des chaleurs.
Et le fameux Frédéric, est-ce qu'il a fini ses escapades ; qu'est-ce que c'est que ces histoires ridicules que vous me racontiez sur son compte ? Il est donc pousssé par une frénésie de mariage, cet homme-là.
Donnez moi des nouvelles de tout cela
Bien à vous.
Rimbaud.
Maison Bardey.
Aden.
- D'après "Rimbaud œuvres complètes" établie par André Guyaux, La Pléiade, 2009.