Mont-Troodos (Chypre),
Dimanche 23 mai 1880.
Excusez-moi de n'avoir pas écrit plus tôt. Vous avez peut-être eu besoin
de savoir où j'étais : mais jusqu'ici j'ai réellement été dans
l'impossibilité de vous faire parvenir de mes nouvelles.
Je n'ai rien
trouvé à faire en Égypte et je suis parti pour Chypre il y a presque un
mois. En arrivant j'ai trouvé mes anciens patrons en faillite. Au bout
d'une semaine j'ai cependant trouvé l'emploi que j'occupe à présent.
Je suis surveillant au palais que l'on bâtit pour le gouverneur général, au
sommet du Troodos, la plus haute montagne de Chypre (2100
mètres).
Jusqu'ici j'étais seul avec l'ingénieur, dans une des deux baraques
en bois qui forment le camp. Hier sont arrivés une cinquantaine d'ouvriers
et l'ouvrage va marcher. Je suis seul surveillant, jusqu'ici je n'ai que
deux cents francs par mois ; voici quinze jours que je suis payé, mais je
fais beaucoup de frais : il faut toujours voyager à cheval, les transports
sont excessivement difficiles, les villages très loin, la nourriture très
chère. De plus, tandis qu'on a très chaud dans les plaines, à cette
hauteur-ci il fait et fera encore pendant un mois un froid désagréable ; il
pleut, grêle, vente à vous renverser. Il a fallu que je m'achète matelas,
couvertures, paletot, bottes, etc., etc.
Il y a au sommet de la montagne un camp où les troupes anglaises arriveront dans quelques semaines, dès
qu'il fera trop chaud dans la plaine et moins froid sur la montagne. Alors
le service des provisions sera assuré.
Je suis donc à présent au service de l'administration anglaise : je compte être augmenté prochainement,
et rester employé jusqu'à la fin de ce travail, qui se finira probablement
vers septembre. Ainsi je pourrai gagner un bon certificat, pour être
employé dans d'autres travaux qui vont probablement suivre, et mettre de
côté quelques cents francs.
Je me porte mal : j'ai des battements de cœur qui m'ennuient fort. Mais il vaut mieux que je n'y pense pas. D'ailleurs
qu'y faire ? Cependant l'air est très sain ici. Il n'y a sur la montagne que
des sapins et des fougères.
Je fais cette lettre aujourd'hui dimanche, mais il faut que je la mette à la poste à dix lieues d'ici, dans un port
nommé Limassol, et je ne sais quand je trouverai l'occasion d'y aller ou
d'y envoyer. Probablement pas avant huitaine.
A présent, il faut que je vous demande un service.
J'ai absolument besoin pour mon travail de deux
livres intitulés l'un :
Album des Scieries forestières et agricoles, en
anglais, prix 3 francs, contenant 128 dessins.
(Pour cela, écrire vous-mêmes à : M. Arbey, constructeur mécanicien, cours de Vincennes, Paris.) Ensuite :
Le Livre de poche du Charpentier, collection de 140 épures, par Merly,
prix 6 francs, à demander chez Lacroix, éditeur, rue des Saints-Pères,
Paris.
Il faut que vous me demandiez et m'envoyiez ces deux ouvrages au plus tôt, à l'adresse ci-dessous,
Monsieur Arthur Rimbaud,
poste restante
Limassol (Chypre).
Il faudra que vous payiez ces ouvrages, je vous en prie. La poste ici ne
prend pas d 'argent, je ne puis donc vous en envoyer. Il faudrait que
j'achète un petit objet quelconque, que la poste accepterait, et je
cacherais l'argent dedans. Mais c'est défendu, et je ne tiens pas à le faire.
Prochainement cependant, si j'ai autre chose à vous faire envoyer, je
tâcherai de vous faire parvenir de l'argent de cette manière.
Vous savez combien de temps il faut, aller et retour, pour Chypre, et là où je me
trouve, je ne compte pas, avec toute la diligence, avoir ces livres avant
six semaines.
Jusqu'ici je n'ai encore parlé que de moi. Pardonnez-moi.
C'est que je pensais que vous devez vous trouver en bonne santé, et au mieux
pour le reste. Vous avez bien sûr plus chaud que moi. Et donnez-moi bien des
nouvelles du petit train. Et le père Michel ? et Cotaîche ?!
Je vais tâcher de vous faire prochainement un petit envoi du fameux vin de la
Commanderie.
Je me recommande à votre souvenir.
A vous.
Rimbaud.
Poste restante,
Limassol, Chypre.
A propos, j'oubliais l'affaire du livret. Je vais prévenir le consul de
France ici, et il arrivera de la chose ce qu'il en arrivera.
- D'après "Rimbaud œuvres complètes" établie par André Guyaux, La Pléiade, 2009.