Roche, 6 juillet 1873.
Monsieur,
Au moment où je vous écris, j'espère que le calme et la réflexion sont revenus dans votre esprit. Vous tuer, malheureux ! Se tuer, quand on est accablé par le malheur, est une lâcheté ; se tuer quand on a une sainte et tendre mère, qui donnerait sa vie pour vous, qui mourrait de votre mort, et quand on est père d'un petit être qui vous tend les bras aujourd'hui, qui vous sourira demain, et qui un jour aura besoin de votre appui, de vos conseils, - se tuer dans de telles conditions est une infamie : le monde méprise celui qui meurt ainsi, et Dieu lui-même ne peut lui pardonner un si grand crime et le rejette de son sein.
Monsieur, j'ignore quelles sont vos disgrâces avec Arthur ; mais j 'ai toujours prévu que le dénouement de votre liaison ne devait pas être heureux. Pourquoi ? me demanderez-vous. Parce que ce qui n'est pas autorisé, approuvé par de bons et honnêtes parents, ne doit pas être heureux pour les enfants. Vous, jeunes gens, vous riez et vous vous moquez de tout ; mais il n'est pas moins vrai que nous avons l'expérience pour nous ; et chaque fois que vous ne suivrez pas nos conseils, vous serez malheureux. Vous voyez que je ne vous flatte pas : je ne flatte jamais ceux que j'aime.
Vous vous plaignez de votre vie malheureuse, pauvre enfant ! Savez-vous ce que sera demain ? Espérez donc ! Comment comprenez-vous le bonheur ici-bas ? Vous êtes trop raisonnable pour faire consister le bonheur dans la réussite d'un projet, ou dans la satisfaction d'un caprice, d'une fantaisie : non, une personne qui verrait ainsi tous ses souhaits exaucés, tous ses désirs satisfaits, ne serait certainement pas heureuse; car, du moment que le coeur n'aurait plus d'aspirations, il n'y aurait plus d'émotion possible, et ainsi plus de bonheur. Il faut donc que le coeur batte, et qu'il batte à la pensée du bien, - du bien qu'on a fait, ou qu'on se propose de faire.
Et moi aussi, j'ai été bien malheureuse. J'ai bien souffert, bien pleuré, et j'ai su faire tourner toutes mes afflictions à mon profit. Dieu m'a donné un coeur fort, rempli de courage et d'énergie. J'ai lutté contre toutes les adversités ; et puis j'ai réfléchi, j'ai regardé autour de moi, et je me suis convaincue, mais bien convaincue, que chacun de nous a au coeur une plaie plus ou moins profonde. Ma plaie, à moi, me paraissait beaucoup plus profonde que celle des autres ; et c'est tout naturel : je sentais mon mal, et ne sentais pas celui des autres. C'est alors que je me suis dit - et je vois tous les jours que j'ai raison - : le vrai bonheur consiste dans l'accomplissement de tous ses devoirs, si pénibles qu'ils soient !
Faites comme moi, cher Monsieur : soyez fort et courageux contre toutes les afflictions ; chassez de votre coeur toutes les mauvaises pensées. Luttez, luttez sans relâche contre ce qu'on appelle l'injustice du sort ; et vous verrez que le malheur se lassera de vous poursuivre, vous redeviendrez heureux. il faut travailler beaucoup, donner un but à votre vie ; vous aurez sans doute encore bien des jours mauvais ; mais quelle que soit la méchanceté des hommes, ne désespérez jamais de Dieu. Lui seul console et guérit, croyez-moi.
Madame votre mère me ferait grand plaisir en m'écrivant.
Je vous serre la main et ne vous dis pas adieu : j'espère bien vous voir un jour.
V. RIMBAUD.
- Verlaine avait écrit à ses amis, sa mère et Madame Rimbaud pour les prévenir de son intention de se suicider
si sa femme ne revenait pas.
- La lettre de Madame Rimbaud est tirée du livre "Paul Verlaine Poésies", Pocket 6144.