Souvenirs d'Alfred Bardey à propos d'Arthur Rimbaud

Souvenirs 1

"M. Dubar me parle alors d'un jeune homme qu'il occupe dans les magasins où se font les triages du café, qui contient, à la vente par les Arabes, plusieurs sortes de déchets et d'impuretés qu'il faut séparer et qui ont encore une certaine valeur. Ce travail est fait par des Hindoues qui sont pour la plupart des femmes des soldats du régiment indigène des Indes qui forme une brigade mixte avec le bataillon anglais. Les manutentions et emballages cousus avec de gros liens sont l'oeuvre de "hammal" (portefaix arabes).

La direction de ces ateliers, qui portent le nom de Hanm à cause de la réunion des femmes trieuses, nécessite un employé européen qui, depuis quel ques semaines, est le jeune homme en question du nom d'Arthur Rimbaud. C'est un grand et sympathique garçon qui parle peu et accompagne ses courtes explications de petits gestes coupants, de la main droite et à contretemps.

Il a vingt-cinq ans, est né à Dôle (Jura) et vient de l'île de Chypre où il était chef d'une équipe de carriers. La compagnie qui l'occupait ayant cessé son exploitation, il s'est embarqué sur un bateau faisant les escales de la mer Rouge, espérant trouver une situation dans l'un des ports. Tombé malade à Hodeidah et complètement désemparé, il a été recueillli par M. Trébuchet, agent de la maison Morand-Fabre de Marseille, qui l'a fait partir pour Aden en le recommandant à MP. Dubar. Celui-ci l'engagea provisoirement comme chef d'atelier, emploi consistant à recevoir les balles de cafés achetées par les deux courtiers attachés à l'agence : Megjee Chapsee, banian hindou qui traite avec les marchands indigènes de la place, surtout les banians, et Almass ("diamant") ancien esclave noir qui a si bien satisfait son maître que celui-ci l'a libéré et fait son héritier. Vêtu comme les Arabes de qualité, il achète aux Arabes venant avec leurs caravanes du Yemen, grande pointe sud-ouest de l'Arabie dont les montagnes produisent le café Moka.

M. Dubar est très satisfait de Rimbaud qui connaît déjà suffisamment l'arabe pour donner ses ordres dans cette langue, ce qui lui vaut la considération de son personnel indigène, qui le désigne cependant sous le nom de Karani (en traduction littérale "le méchant"), qui est celui qu'on donne à tout directeur en sous-ordre, qui peut être en réalité un très bon homme. Les prix de revient, la responsabilité des achats et des ventes, les affrêtements, les assurances, les opérations financières et de Banque restent le travail du Directeur de l'Agence. Rimbaud, qui assiste parfois aux entretiens que j'ai avec M. Dubar au sujet du Harar et aux perspectives d'avenir que je fonde sur notre installation dans ce pays, me prie instamment de l'y envoyer"

Souvenirs 2

On m'a demandé souvent mon opinion sur Rimbaud voyageur et explorateur. Comme tous ceux qui l'ont connu à Aden et en Afrique, j'ai répondu que sa vie y fut sans reproches et méritoire. Rimbaud, habituellement taciturne et tranquille, devenait exagérément bourru dans les moments difficiles, employant à tort et à travers des qualificatifs comme "sale pays de X.", "cet idiot de Z.", cet "imbécile de Z", non pas avec l'idée de se placer au-dessus, chose à la portée de tout le monde sans que cela fasse illusion à personne, mais par simple manie.

Il était bon, naturellement et sans dehors, pour les meskines et parfois aussi pour les passages déçus d'une aventure et se trouvant en instance de rapatriement. Au bureau et dans nos magasins j'en ai eu à l'improviste des exemples qui n'étaient pas extraordinaires mais m'ont cependant surpris car ils ne paraissaient pas aller avec son genre froid et plutôt fermé. Mais il n'y aurait même pas sujet de parler de ses travers ou actes de solidarité, s'il ne s'agissait de Rimbaud qui reste tellement en vue."

Souvenirs 3

"Au cours du mois de mai Arthur Rimbaud tombe malade mais ne reste alité que dix ou quinze jours. Se sentant mieux, il demande à partir pour Boubassa, dans le sud. C'est le point extrême atteint par une colonne égyptienne au temps de Raouf Pacha (le conquérant et le premier gouverneur égyptien du Harar). [...]

J'accepte de tenter l'essai, espérant ainsi que Rimbaud rapportera au moins des renseignements intéressants et favorables à l'extension de notre factorerie. Quelques chameaux chargés de cotonna des diverses sont préparés pour cette expédition."

"Au moment de partir à la tête de son petit convoi, Rimbaud entoure sa tête d'une serviette en guise de turban et drape par-dessus son vêtement habituel une couverture rouge. Son intention est de se faire passer pour musulman. Ce costume qui nous fait rire doit être moins ridicule aux yeux des indigènes, à peu près nus dans des peaux de chèvres épilées et rougies, ou dans des tobes' écourtés et sales, que nos culottes et nos vestes à manches. Rimbaud, qui s'amuse comme nous de son accou trement, convient que la couverture rouge qui orientalise son costume européen sera peut-être un appât pour quelques pillards, mais il tient, pour le prestige de la maison, à être considéré comme un riche marchand mahométan."

Souvenirs 4

"Au bout de quinze jours, pendant lesquels nous n'avons aucune nouvelle, écrit Bardey, Rimbaud revient très fatigué. Obligé de s'aliter il est, pendant une semaine, plus mal qu'avant son départ. Il a cru plusieurs fois sa dernière heure venue." Protégé par le Boko de Boubassa (chef galla) il a créé, en deçà et au delà du village mais très voisins, deux marchés dans la brousse, où viennent, d'assez loin, des vendeurs indigènes, hommes et femmes. La tranquillité n'y règne pas toujours. Sur les conseils du Boko et avec son aide, il a payé deux vigoureux Gallas par marché, qui y font office de gendarmes Il nous dit avoir été plusieurs fois obligé d'intervenir avec ses gendarmes pour séparer des batailleurs au moment où ceux qui avaient le dessous allaient subir la mutilation habituelle."

Souvenirs 5

"A Harar, les opérations continuent comme précédemment, Sotiro activant de plus en plus ses voyages au-dehors sous la direction de Rimbaud que sa fonction de chef d'agence empêche de trop s'écarter de la ville. Des expéditions importantes ont lieu, dont la principale est le voyage de Sotiro en Ogaden, grande contrée inexplorée du centre du Somal et bordant les Gallas à l'ouest. [...]

Puis je reçois le rapport précis "Notes sur l'Ogaden", établi par Rimbaud d'après les rensei gnements recueillis et les notes rapportées par Sotiro, notre employé grec, au cours de ses explorations en ce pays grand comme la moitié de la France, inexploré et inconnu en-dehors de quelques indigènes venant de temps en temps au Harar. J'adresse ce rapport à la Société de Géographie et il est bientôt reproduit partout."

 

- Souvenirs d'Alfred Bardey. Extraits de son journal resté manuscrit : "Ber Ajem (Terre inconnue)". Études rimbaldiennes, 1, 1968.



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